Cet article est la traduction d’une interview de Jude Milhon, décédée depuis, parue en 1995 dans le magazine américain Wired.
Jude Milhon, hackeuse plus connue sous le nom de St. Jude, tripatouille le code depuis 1967, année durant laquelle elle apprit seule le langage Fortran, ainsi que le langage assembleur spécifique au Sharp PC-1440. Et en tant qu’ancienne programmeuse UNIX, elle “parle le C++ sans accent”. À partir de 1973, bien avant la naissance de CompuServe ou l’accès facile à l’Internet, Milhon était membre de la “communauté de programmeurs et révolutionnaires de gauche” de Berkeley, Californie, à l’origine du légendaire projet Community Memory, le premier système informatique public connecté au réseau. Et elle est l’un des membres fondateurs du groupe cypherpunks – terme qu’elle a par ailleurs inventé.
Rosie Cross a interviewé par e-mail, depuis son domicile en Australie, l’irréductible programmeuse, qui vit toujours à Berkeley, Californie.
St. Jude : Je pense que la technologie va résoudre tous nos problèmes, qu’ils soient personnels ou d’ordre scientifique. Les filles ont besoin de modems.
St. Jude : Traîner avec des gens sympas, c’est bien, mais je ne veux pas passer ma vie dans le ghetto du politiquement correct. À partir du moment où ils peuvent m’apprendre des trucs, j’aime aussi traîner avec des ados sectaires et boutonneux qui aiment se la jouer. Je peux moi-même prétendre être un ado gay et arrogant – pourquoi pas ? Surtout si ça me permet d’influencer la position d’autrui en exprimant mon opinion subversive. (Maintenant que j’en parle, je suis un ado gay et arrogant.) Les coups blessent, mais les mots qui apparaissent sur un écran m’atteignent juste autant que je le veux.
St. Jude : Comme une censure indirecte ? On doit à John Gilmore, de l’Electronic Frontier Foundation, ce qui est peut-être bien la citation de l’année : “L’Internet traite la censure comme n’importe quel autre bug : il la contourne.” En jargon universitaire : le discours est motivé par le désir. L’amour force toutes les serrures. Donc on va parler de ce que nous aimons à ceux qui veulent bien nous écouter. Et si certaines personnes – les fliquettes – persistent à tenter de nous intimider, au bout d’un moment, on se trouvera un nouveau lieu de rendez-vous et on les abandonnera à leur triste sort.
Il faut constamment se défendre quand on circule sur l’autoroute de l’information. Que nous soyons assaillis par des fanatiques, des bigots ou des politicards excessivement corrects, nous devons apprendre à nous défendre. N’importe quel type d’attaque en ligne requiert une connaissance des arts martiaux – l’aïkido étant sans doute le meilleur d’entre eux. Utilisez la force de votre ennemi pour lui nuire sans lui faire de mal, mais faites-le toujours dans les règles de l’art – martial. Alors apprenez à vous battre !
Pour se bagarrer, le cyberspace est mieux que tout le tapioca chaud du monde. (On n’en ressort pas couvert d’ecchymoses.) C’est le meilleur terrain d’apprentissage qui soit pour les femmes ; on peut commencer un combat physique avec un handicap de 10, okay, cependant le clavier reste le meilleur des égalisateurs – mieux qu’un Glock .45 (pistolet semi-automatique, ndlr). Et le combat sur le Net, c’est un Entraînement de Base. La sauvageonne de 14 ans que j’étais aurait bien mieux appréhendé sa vie si elle était passée par un camp d’entraînement de ce genre.
St. Jude : Souvenez-vous que dans le cyberspace, tout le monde peut vous entendre crier. Un jour, une femme est venue pleurnicher car elle avait subi un viol virtuel sur LambdaMOO (communauté en ligne, ndlr). C’est le jeu ma pauvre dame. Vous avez perdu. Vous auriez pu vous téléporter. Ou vous transformer en Vierge de Fer (cette chose avec tout plein de piques) pour lui broyauter la bite. Mais en jouant comme vous l’avez fait, vous avez vraiment perdu. Parce que MOO, c’est aussi un espace social, dans lequel vous pouvez rencontrer des gens réellement différents en termes de culture – comme des membres du Klan –, et faire en sorte qu’ils vous respectent en tant que femme, en tant que gouine, en tant que quoi que ce soit. En vous battant, vous pourrez leur faire abandonner leurs préjugés.
J’ai un pote gay qui m’a dit qu’il se bat ainsi depuis des années… c’est un guerrier de la civilisation connectée, s’il en est. Ignorer les gens jusqu’à ce qu’ils s’en aillent, ou les supplier d’être gentils, ne changera en rien leur comportement, et cela ne les fera certainement pas changer d’avis. Endurcissez-vous ! Vous avez affaire à des gens ici, et les primates se comportent mieux quand vous leur tenez tête et que vous leur donnez une raison de vous respecter. Je déteste tout ce ouin–ouin–je–suis–une–pauvre–et–faible–femme–sensible–protégez-moi, de la merde. C’est typiquement le genre de trucs qui fait que les femmes sont méprisées. Que la gentillesse aille se faire foutre !
St. Jude : Comment sais-tu que ce sont des hommes ? Je ne suis pas une dame moi chérie. Comment sais-tu que je ne suis pas un homme ? Comment feras-tu pour ne laisser entrer dans ton salon virtuel que des femelles XX authentiques, porteuses du corpuscule de Barr de vraies femmes virtuelles ? Comme on dit dans ces jeux d’aventures, “je ne vois pas d’organes génitaux ici”. Si elles disent être des femmes, c’est qu’elles sont des femmes, et qu’elles doivent être considérées comme nous autres. Mal.
Quoi qu’il en soit, le fait que les hommes soient obligés de devenir des taupes transsexuelles pour essayer de comprendre les femmes est pathétique à mes yeux. Peut-être est-ce la seule façon pour le sexe opposé de converser avec honnêteté – être un esprit sans matière, n’avoir rien à perdre, se cacher derrière un pseudonyme. Il m’est arrivé de dire au téléphone des choses que je n’aurais pas dites en face à face. Internet fait disparaître la voix humaine.
Quand vous n’avez rien, vous n’avez rien à perdre. Je peux jouer des tours incroyables, et je peux même faire un truc encore plus scandaleux : je peux être honnête. Dire des choses personnelles et vraies – et j’ai du mal à m’imaginer faire cela sur le champ. Ce pourrait être une avancée sur la manière dont l’humain apprend sur l’humain, et pas seulement sur la façon dont les hommes et les femmes apprennent à se comprendre. Et ça me semble bien.
St. Jude : Je suis une hackeuse du futur ; je fais tout pour avoir les droits root sur le futur. Je veux faire une razzia sur son système de pensée. Grrr.
St. Jude : Les machines me déçoivent. Je n’arrive à aimer ni le soft ni le hardware. Je suis déjà nostalgique du futur. Il nous faut une résolution super élevée ! Donnez-nous de la bande passante ou tuez-nous ! Attardez-vous sur les fleurs à petit pois ultraviolets que seuls les colibris regardent, humez-les comme des abeilles. Et développez votre sensorium (référence à Mac Luhan, ndlr.) dans tous les domaines possibles.
Rosie Cross est une productrice de radio indépendante, auteure, vidéaste, et geekette autoproclamée qui vit à Sydney, Australie.
Texte original ; à lire aussi, la nécrologie de Wired, “Hackers Lose a Patron Saint”
Illustration par Surian Soosay [CC-by]
]]>En 1985, dans Dykes to Watch out For [en] (Lesbiennes à suivre), un comic racontant le quotidien d’une dizaine de lesbiennes, dessiné par Alison Bechdel, un des protagonistes expliquait sa méthode pour choisir les films qu’elle allait voir. Ce test, décrit dans The Rule, décrit une suite de trois critères que le film doit respecter :
Le but du test est donc de simplement qualifier la présence de femmes dans un film, rien d’autre. Le plus intéressant, avec ce test, c’est que de nombreux films, des plus pointus aux plus populaires, ne passent pas ladite règle. À titre d’exemple Midnight in Paris, La Conquête, le vainqueur de la Palme d’Or, Tree of Life ou encore Pirates des Caraïbes 4 ne respectent pas l’ensemble des trois propositions.
Pour vous constituer une dévédéthèque plus respectueuse de la condition féminine, le site du Bechdel Test [en] utilise le crowdsourcing pour vous aider à identifier les notes des différents films. Le site dispose même d’une API [en] permettant de connaître les notes à la volée. L’occasion également de disposer de quelques statistiques sur les films au fil du temps.
Le graphique montre que de plus en plus de films passent les trois critères au cours du temps. Une discussion en commentaire de Sociological Images suggère que les personnes soient plus enclines à inscrire des films respectant les trois critères, faussant les statistiques et relativisant le graphique ci-dessus. Discussion d’ailleurs intéressante pour d’autres raisons. Certains cherchent ce qui serait l’anti-Bechdel Test pour pouvoir comparer les deux notes, oubliant que le test sert à mettre en valeur la présence trop importante de mâles dans les films.
Pour préciser l’analyse, vous pouvez par exemple prendre les 250 meilleurs films de IMDB, assez bien cartographiés par Vodkaster, et analyser leur note. Sur ces 250 films, seuls 189 sont notés par Bechdel Test. Les notes sont parfois relativisées par des commentateurs pointilleux. Le résultat est ci-dessous. À gauche, la répartition par note des films, avec une distinction entre les notes non contéstées et les autres. À droite, la répartition totale permettant de voir que seulement 29% des films du “Top 189″ passent l’ensemble des critères.
Et la vidéo ci-dessous permet de se faire une idée visuelle et rapide des films qui ne passent pas le test.
Cliquer ici pour voir la vidéo.
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image extraite du comic Dykes to Watch out For
]]>A l’occasion de la Journée de la Femme, OWNI vous offre un panorama (forcément) sélectif de cet univers: des mouvements (en rouge), des auteures (en bleu), mais aussi des décisions politiques incontournables (en vert). Les premiers mouvements remontent au XVIe siècle et les derniers sont toujours en mutation.
Petite virée dans la galaxie féministe:
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Infographie par Pierre Alonso, Ophelia Noor, Andréa Fradin, Sabine Blanc et Claire Berthelemy.
Design : Mariel Bluteau et Marion Boucharlat
Image de Une par Marion Kotlarski pour OWNI.
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Il faut d’abord avoir en tête que tous les gens qui sont féministes ne se définissent pas nécessairement comme tel, et inversement. Le terme est tellement chargé en histoire et en représentations, pas mal de personnes engagées dans la cause des femmes ne se reconnaissent pas dans cette désignation.
L’espace de la cause des femmes est relativement vaste. Globalement, on constate une répartition des tâches selon les associations, que l’on peut classer selon ces différentes sphères: la sexualité, l’avortement, la contraception, au sein d’organisation comme le Planning familial; les violences conjugales et sexuelles, avec les associations de soutien aux victimes; l’éducation et la recherche au sein d’équipes de chercheurs en études féministes; les problématiques du travail, domestique ou à l’extérieur, avec la question de la double journée; la représentation politique et syndicale, avec des associations particulièrement engagées dans la lutte pour la parité; une réflexion sur la place des femmes dans la culture et les médias et enfin, tout un pan sur la solidarité internationale, qui se focalise sur les femmes migrantes.
Pas du tout. La sphère est très vivace et compte de très nombreuses associations. Certaines sont de taille réduite: une vingtaine de personnes, tout au plus, qui abattent pourtant un travail assez considérable. Après, et c’est un problème, il y a en France très peu de travaux quantitatifs sur le féminisme.
La femme qui brûle son soutien-gorge est un mythe, avant tout diffusé par les anti-féministes. En France, comme aux États-Unis, il n’y a aucune preuve que cet événement se soit déroulé.
Sur l’héritage de la deuxième vague, de nombreuses femmes qui militent aujourd’hui avaient 25 ans dans les années 1970: elles assurent donc une certaine continuité. Ceci dit, le féminisme compte aussi des plus jeunes, arrivés depuis les années 1980. Il existe une sorte d’éparpillement générationnel.
Il y a donc un héritage assumé, mais aussi quelques tensions sur ce qu’il faut ou non renier. Par exemple, quand les militantes de Ni Putes Ni Soumises ont débarqué, elles se sont définies dans un premier temps comme non féministes, puis sont revenues sur sur cette position en prenant plus de place sur la sphère publique et en échangeant d’autres féministes, avec qui elles avaient plus de points communs qu’imaginés. Des ponts se sont liés entre les anciennes et les nouvelles.
Des dissensions demeurent, mais il est difficile de savoir si elles sont liées au débat actuel ou à un conflit de mémoire. Personnellement, je pense qu’elles sont à rattacher à la difficulté intrinsèque à tous les mouvements sociaux, à savoir une volonté des anciens d’imposer leur expérience, face aux nouveaux. Ces controverses existent, mais je pense qu’il y a un accord sur l’essentiel.
Il est difficile de tracer des caractéristiques. Mais selon moi, l’égalité reste un point fondamental, un objectif à atteindre. Cet angle n’a jamais été perdu de vue, tout comme la volonté univoque d’affirmer la femme comme sujet politique. Depuis les années 1970, il est fondamental de revendiquer le droit à la parole publique et politique, ainsi que d’affirmer que le privé est politique, déterminé par certaines décisions publiques.
Même si la définition de ce qu’on entend par “les femmes” divise parfois, l’affirmation de l’égalité reste très forte et est largement héritée de la deuxième vague.
Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu un rejet complet de l’homme au sein du féminisme.
Dans les années 1970, le principe de non-mixité a été perçu par les hommes comme une attaque, car c’était vraiment la première fois qu’ils étaient exclus de certaines sphères. C’était alors une nécessité pour les femmes qui voulaient être entendues, puisque là où il y avait des hommes, il était impossible de s’exprimer. C’était une façon de se réapproprier la parole et cela a été vu comme anti-hommes. Le fait que les féministes en jouent, avec des slogans humoristiques et provocateurs, n’a évidemment rien arrangé. Donc cette image colle un peu au mouvement. Pourtant, les feministes françaises ont toujours dit que leur engagement et l’épanouissement de la femme en résultant, allaient aussi être bénéfiques pour les hommes.
C’est vraiment juste une conséquence de la non-mixité, qui a créé le sentiment d’exclusion des hommes. Les femmes ont certes eu le besoin de militer entre elles dans les années 1970, elles avaient l’impression d’être moins soumises à des rapports de pouvoir. C’était certainement juste une impression, mais elle était nécessaire. A la fin des années 1980, les mouvements se sont mixisés: la plupart aujourd’hui sont mixtes.
C’est une des conséquences, oui.
Le mouvement queer affirme qu’il n’y a pas de genre spécifique défini, pas de masculin et de féminin, mais bien davantage un continuum: 40% de féminin, 60% de masculin, etc. Il remet en cause l’idée d’une séparation nette du genre et conteste l’enfermement des identités, dès le plus jeune âge, avec l’attribution de jouets très différenciés par exemple.
Au-delà du queer, tout le mouvement considère que le projet féministe est humaniste, que le monde en sortira globalement grandi. C’est ce que disaient les féministes radicales dans les années 1970: une fois l’inégalité hommes/femmes brisée, toutes les inégalités pourraient être mises à plat.
La tendance queer les rejoint dans la mesure où elle refuse l’enfermement dans une indentité, et affirme que les choses sont plus complexes que deux genres.
Pour fréquenter le milieu depuis plusieurs années, j’ai l’impression que de plus en plus de jeunes se tournent vers le féminisme. Depuis deux, trois ans, il y a un réel regain d’intérêt pour ces questions là.
2003, c’est le lancement de Ni Putes Ni Soumises, qui a réussi à sensibiliser une partie de la population qui était étrangère à tout l’héritage de la deuxième vague, notamment les femmes immigrées.
On remarque aussi que depuis peu, les jeunes femmes actives de 24-25 ans, issues des classes moyennes-supérieures, qui travaillent, découvrent la double journée de travail et constatent les différences de salaire avec leurs anciens camarades de classe, sont de plus en plus sensibilisées à ces questions.
La publicisation des grilles de salaires, et des différences, a aussi beaucoup joué.
Aujourd’hui, des associations jeunes comme Osez le Féminisme rencontrent un certain succès. A l’occasion de leur dernière assemblée générale, il y avait entre 125 et 150 personnes, ce qui est beaucoup pour une organisation féministe, surtout aussi jeune.
Il y a aussi le fait que les mouvements féministes ont réussi à développer des modes de militantisme permettant aux femmes de s’engager malgré un agenda surchargé. Dans les années 1980, qui correspondent à un creux militant, les anciens se plaignaient de la réticence des plus jeunes à s’engager. Il y a eu adaptation: les réunions sont plus courtes, il y a une forte utilisation d’Internet, etc.
Le développement de masters d’études des mouvements sociaux et dse genres, en sciences politiques, sociologie, psychologie, ont également permis d’interpeler les étudiants. C’est une voie d’accès au féminisme toute récente.
C’est beaucoup de mauvaise foi. Les féministes n’ont jamais dit cela. Il ne faut pas oublier que le terme “égalité” est celui qui revient le plus fréquemment dans leur discours.
Mais comme tout mouvement subversif, qui dérange l’ordre établi, il entraîne évidemment de nombreuses critiques. Après, les féministes sont aussi responsables de quelques maladresses. Chaque partie en a pour son compte. Mais selon moi ces représentations sont surtout une manière de contrer le côté subversif du mouvement.
Oui, et d’autres vont dire l’inverse: que se dire féministe, c’est devenir masculine. Les critiques sont contradictoires, je vois mal comment y répondre.
Ce que je peux dire, c’est que le féminisme se définit en fait assez simplement: c’est un mouvement qui vise l’égalité homme/femme, qui lutte contre les violences, les inégalités salariales… Qui cherche à atteindre des choses très concrètes. Quiconque critique le féminisme ne peut pas nier l’existence de ces aspects très réels.
C’est plus difficile de se définir aujourd’hui comme féministe qu’avant. Moi-même, en décrivant mes thèmes de recherche, je m’entends dire: “mais tu n’es pas féministe tout de même?” Ou bien encore “mais vous avez déjà tout, que vous faut-il encore?” Cela explique pourquoi tant de femmes féministes refusent de se qualifier comme tel. Le simple fait de se désigner ainsi est déjà subversif. Déjà un acte d’engagement fort.
Cela est certainement dû à l’ancrage profond de l’idée que les femmes ont déjà tout acquis. Tout simplement parce que oui, en droit, les choses sont acquises. Reste à les faire basculer dans les faits.
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Illustrations CC FlickR: CarbonNYC, oceanyamaha, Neverending september, KLHint
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]]>Tenez par exemple, rien que le number 1 des blogs politiques, « Partageons mon avis », il est drôlement neutre. L’auteur aurait pu choisir de s’appeler « Robert a des couilles », voilà qui aurait été connoté. Surtout s’il avait annoncé en plus qu’il entendait parler de sexe, de bière et de foot. Mais là, ce n’est pas le cas. Ensuite, il ne leur est pas venu à l’esprit, à mes copines, que s’il n’y a pas de femme dans le classement, c’est peut-être tout simplement parce qu’aucune de nous n’est aussi brillante que les blogueurs en matière politique? Aïe, me voici traître à la cause. Je viens de foncer tout droit dans un tabou. Tant pis, j’assume :
Quoique… Les femmes n’osent pas aborder les sujets politiques, m’explique-t-on dans le même article. Nous y voilà. Pauvres pitchounes! Il est vrai que les femmes n’ont jamais osé se frotter à la politique, de Nefertiti à Angela Merkel en passant par Jeanne d’Arc, Marie de Medicis, Olympe de Gouges et Margaret Thatcher, toutes se sont cantonnées à filer leur quenouille, c’est bien connu, surtout en ces temps reculés où c’était autrement plus compliqué d’évoluer dans un monde apparemment dominé par les hommes. Je dis bien, « apparemment » tant il est vrai qu’on a oublié l’étendue infinie des pouvoirs que nous détenions quand nous avions la sagesse de n’en revendiquer aucun. Aïe, encore un tabou, je vais mal finir.
Ah, les filles… les filles….
Je vous aime bien, mais entre nous, ça vous surprend de vous faire traiter sur vos blogs de « salopes » comme vous dites, quand vous positionnez volontairement le débat sur le terrain sexuel, soit en parlant mode, cuisine et bébé jusqu’à la nausée, soit en vociférant justement après ces « salauds de mecs » qui vous empêchent d’exister, franchement? Vous ne croyez pas que vous le cherchez un peu? Notez, j’ai bien failli vous croire. C’est même une des raisons pour lesquelles j’ai opté pour un pseudo masculin en débarquant sur la toile. Je me suis dit : la parole d’un homme est plus crédible que celle d’une femme, en me faisant passer pour l’un d’entre eux, je m’épargnerai la commisération et les blagues sexuelles.
J’avais tout faux. Il y a ici plus de commentateurs que de commentatrices alors qu’ils savent depuis longtemps que j’appartiens à ce qu’autrefois on appelait le « beau sexe ». Et aucun d’entre eux n’a jamais dépassé les limites d’un amusant badinage, dans les cas les plus extrêmes. Allez savoir pourquoi. Peut-être parce que je ne me positionne pas sur le terrain du genre, justement. Je me pense d’abord comme un être humain, un citoyen (même pas une citoyenne, j’en ai ma claque de la féminisation de tout, de cette guerre qui s’étend jusqu’à la grammaire au point de la rendre ridicule), et ensuite une femme. Il ne s’agit pas d’un reniement, mais d’une hiérarchisation. Je l’aime ma condition, je l’assume pleinement, mais je lui interdis de déborder.
Et encore, il m’arrive de me demander jusqu’à quel point la réflexion est susceptible d’être sexuée. Il me semble que cela dépend des sujets, des individus, des circonstances et de mille autres paramètres. Voyez-vous ce qui m’inquiète dans votre démarche, c’est votre aveuglement. Vous n’avez pas remarqué qu’on commence à leur faire sérieusement peur aux hommes? Ah mais si, les filles! Sont paumés nos jules. Savent plus s’ils doivent nous inviter au restaurant ou pas, nous proposer de nous raccompagner, nous tenir la porte. Ils se demandent si on les rêve papas poule ou au contraire absorbés par leur carrière, si l’on souhaite qu’ils soient riches et ambitieux ou tendres baladins. Ils finissent même par penser qu’on les veut tout à la fois carriéristes, poètes, machos, soumis, aimants, brutaux, viriles, émotifs, empathiques, indifférents, calmes, passionnés, mystérieux, proches, distants, complices, bref comme hier mais à la mode d’aujourd’hui et capables d’anticiper nos désirs de demain. Même nous, on ne sait plus très bien ce qu’on espère.
Je crois qu’il est temps d’arrêter la guerre. L’évolution vers l’égalité des sexes, ou plus exactement vers la suppression des inégalités sociales qui n’ont pas lieu d’être, cette évolution donc est lancée, plus rien ne l’arrêtera. Sauf peut-être un retour de boomerang si on va trop loin.
Mais revenons à notre sujet. Qu’est-ce qui vous chiffonne au juste? Qu’il n’y ait pas assez de femmes en tête des classements de blogs ? Ce n’est pas tout à fait vrai, elle tiennent le haut du podium dans les rubriques « loisirs », « gastronomie » et « scrapbooking » (je ne savais même pas ce que c’était avant de me pencher sur le classement wikio !). Qu’est-ce qu’on y peut si c’est là qu’elles performent ? Vous voudriez quoi? Que la mode devienne un sujet politique majeur? Ce serait ça, le triomphe de la cause des femmes dans la société? Ou bien regrettez-vous de n’avoir pas réussi à hisser un blog féministe en tête des blogs politiques? Et pour quoi faire ? Supprimer les discriminations injustes est utile et nécessaire, mais c’est un combat parmi d’autres. Or, j’ai l’impression que vous tentez d’en faire une vision globale de l’existence. Une grille d’analyse générale. Comme si tout se réduisait à un gigantesque affrontement entre les sexes.
Et ça vous étonne de ne trouver ni chez les hommes, ni même chez la majorité des femmes, un public enthousiaste? Mais on ne la partage pas votre vision du monde, essayez donc de le comprendre! C’est vous qui rendez le web sexiste à votre endroit en vous positionnant délibérément sur le terrain sexuel. Vous vous enfermez toutes seules et vous hurlez ensuite après vos prétendus geôliers. Tout le monde s’en fout du sexe des auteurs sur Internet, c’est même l’un des multiples intérêts de la chose.
Et c’est précisément cela que vous n’avez pas compris.
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Image de Une par Marion Kotlarski pour Owni
Article initialement publié le 3 mars sur le blog La Plume d’Aliocha sous le titre “Sexiste le web ? Allons donc…”
Illustration sonore offerte par Nova : l’intégralité de cette production barrée à découvrir toute la journée sur les ondes, ainsi que sur le site www.salondelafemme.org. Diane Bonnot et Fred Tousch, les deux comédiens que vous avez entendus sur les inserts, font partie de la troupe d’Edouard Baer.
Crédits Photo FlickR CC : Mike Licht, NotionsCapital.com / Profound Whatever /
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]]>“Qu’il s’agisse de petites ou grandes questions, de parures ou de cosmétiques ou de la place que l’homme occupe dans l’univers, on retrouve toujours la distinction [...] des rôles attribués respectivement aux hommes et aux femmes.
Margaret Mead dans L’un et l’autre sexe, 1949
En 2011, cette réflexion de Margaret Mead n’est absolument pas novatrice. Mais dans les années 1930, les théories ethno-centristes dominent l’Amérique puritaine, bien loin de celles de Margaret Mead. Male and female sort aux USA en 1949 – la même année que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir – puis en 1966 en France sous le titre L’un et l’autre sexe. L’ouvrage remue les moeurs et est largement contestée par Derek Freeman, anthropologue dont la plupart des travaux ont eu trait à la contestation des travaux de sa consœur. Cette fois le questionnement va plus loin que sa première étude sur la simple question de l’existence d’une adolescence typiquement américaine.
Parmi toutes les femmes qui ont pu apporter leur grain de sel à la société, elle est à présent loin des projecteurs. Pourtant l’anthropologue, poussée par sa grand-mère à observer les comportement des autres depuis son enfance, a oeuvré de façon remarquable pour la “cause féminine”.
Margaret Mead détruisait dans son premier ouvrage, Moeurs et sexualité en Océanie (compilation parue en 1955 de deux de ses premières enquêtes entre 1928 et 1935) l’idée même d’une adolescence spécifique à l’occident. En publiant ses conclusions, elle est mise à l’épreuve de diverses contestations méthodologiques. Mais le plus important reste sans nul doute ce qui motivera le reste de sa carrière : tout est forgé par la société, y compris la différenciation sexuée.
Pour Numa Murard, sociologue et professeur à l’EHESS :
Si la validité de ses observations de terrain et son contenu purement ethnographique peuvent être contestables, le plus important est qu’elle a montré que les femmes et les hommes sont des constructions culturelles [...] et ce n’est pas seulement Margaret Mead qui est contestable. Dans l’âge d’or de l’anthropologie, même Malinowski pourrait l’être : les observateurs venaient des pays industrialisés pour observer des pays non industrialisés. Pourtant ils ont permis une compréhension des sociétés.
Chacun est donc potentiellement contestable à ce moment là de l’histoire des sciences sociales. Ces années charnières sont marquées surtout par l’assertion que l’occident représente l’évolution. Et les autres sociétés siègent au bas de l’échelle. L’évolutionnisme quasi hégémonique en anthropologie (et Darwin) n’est guère loin et influence chaque recherche scientifique de l’époque.
Mead estime que les femmes possèdent des talents qu’elles n’utilisent pas et que “la société doit innover pour qu’elles puissent exprimer tout leur potentiel, qu’elles contribuent à la civilisation comme elles participent par ailleurs à la perpétuation du genre humain.» (ibidum).
Mettre les femmes, conditionnées par la société, au même niveau que les hommes, voilà un refrain encore d’actualité dans les propos féministes.
“La variabilité des caractères [des sociétés étudiées par Margaret Mead] permet de voir que le féminin n’est pas une essence” explique Numa Murard. En ça, elle marquera les prémices du féminisme actuel.
Elle puise dans ses recherches d’anthropologue des exemples. Ainsi, elle démontre donc que chaque culture définit les rôles masculins et féminins. Chez certains peuples, les hommes et les femmes ont une personnalité propre à leur civilisation dans laquelle ils ont été élevés. Chez les Mundugumor, les hommes et les femmes ont un tempérament brutal et agressif. Et ce sont ces dernières qui assurent presque entièrement la subsistance du peuple, détestent être enceintes et élever leurs enfants.
Les Arapesh, eux, sont attentifs aux besoins des autres. Et chez les Tchambuli [en], la femme a une place dominante et l’homme se présente comme un être émotif. À chaque société correspond ses caractères sexués dont les fondements se trouvent dans l’éducation.
Si le biologique n’a plus lieu d’être cité dans la construction des sexes, c’est parce que la nature est malléable et “qu’elle obéit aux impulsions que lui communique le corps social” . L’hypothèse de Margaret Mead permet de dégager les principes selon lesquels des types de personnalités différentes ont pu être assignés à des hommes et à des femmes dans l’histoire occidentale : les garçons devront dominer leurs émotions et aux femmes de manifester les leurs. Du pain béni pour justifier les comportements différenciés.
Son terrain ethnologique en Océanie démontre également que dans certaines ethnies, des traits de caractères comme la passivité ou la sensibilité sont typiquement masculins. Concluant que la culture façonne les identités sexuelles, elle constitue pour son époque une figure du culturalisme encore en application dans certains courants féministes et combattra toujours l’éternel “idéal féminin”.
Pas vraiment reprise par les contemporains, chercheurs ou philosophes, différentes raisons peuvent être avancées. Numa Murard explique que “la première à avoir posé la question du genre reste Margaret Mead, alors qu’on cite la plupart du temps Simone de Beauvoir comme grande initiatrice des questionnements sur le genre”.
Une première explication de son absence des mouvements féministes pour Jules Falquet, maître de conférence en sociologie à l’université Paris Diderot et co-responsable du CEDREF (Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes), “si elle a été très lue à l’époque, les recherches sur la différentiation sexuée et le féminisme se sont développées dans d’autres directions.”
Et une deuxième proposition de la chercheuse, l’imbrication des questions de genres et de classes sociales:
Le féminisme en lui-même n’a guère repris Margaret Mead, et aux Etats-Unis les féministes, notamment les femmes noires, ont montré avec force que le sexe n’était pas la seule caractéristique importante des femmes. Il fallait absolument prendre en compte le racisme et ses effets, et la position de classe de chacune.
Il a fallu mêler les différentes inégalités et ne pas regarder le genre comme seul critère inégalitaire dans la situation féminine. Aller plus loin que ce que Mead avait déjà fait en somme.
Christine Delphy, auteure et chercheuse au CNRS, avance notamment l’absence de prise de position politique de la chercheuse. Malgré tout “elle a été une inspiration pour les féministes [...] et a sans doute joué le rôle d’un déclencheur de l’idée “le sexe est social”. Si Margaret Mead n’a pas pris position et n’a apporté que l’interprétation de ce qu’elle a observé, Simone De Beauvoir s’en est occupée”.
Toutes sortes de raisons ont fait que la chercheuse a été évincée des débats. Aujourd’hui pourtant rien n’est plus actuel que la base des inégalités entre hommes et femmes et le côté culturel des sexes. Elle aurait eu 110 ans cette année, peut-être serait-il temps de relire quelques pages et gagner en modestie pour avancer.
Photo CC Flickr He-Boden, Sean Dreillinger
Image de Une par Marion Kotlarski pour Owni
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]]>Le féminisme islamique, c’est avant tout un discours né en occident associé à des appartenances religieuses et culturelles non-occidentales. Cette dualité est perceptible jusque dans l’identité des fondateurs, des fondatrices en l’occurrence. Le mouvement apparaît simultanément au Moyen-Orient et dans les universités d’Europe et des États-Unis au début des années 1990.
Côté occidental, le féminisme islamique est d’abord porté par l’universitaire américaine convertie à l’islam Amina Wadud. Son ouvrage fondateur, paru en 1992, Qur’an and Woman: rereading the Sacred Text from a Woman’s Perspective, pose les bases théoriques d’une nouvelle interprétation du féminisme. Selon Wadud, l’égalité des genres est au coeur de l’islam.
Côté Moyen-Orient, le magazine iranien Zanan est lancé par Shahla Sherkat. Le récit qu’elle fait de ses débuts est éloquent. Pour avoir soutenu “une ligne [éditoriale] moderniste, occidentaliste et féministe”, elle est remerciée en juin 1991 d’une précédente parution consacrée aux femmes. Désemparée, elle hésite à lancer une nouvelle publication. Alors, elle “L’a consulté [le Coran]”. Et y a trouvé une réponse, positive. Zanan paraîtra donc, tous les mois de 1992 à 2008. Son ambition ? Réhabiliter le terme féminisme. Avant, il “avait un sens péjoratif en Iran” et Zanan entend “donner à ce concept son sens réel et d’en présenter les diverses tendances”.
En se fondant sur l’étude des textes religieux, le féminisme islamique refuse les interprétations sexistes de l’islam. Ses théoriciennes procèdent à une relecture du Coran en mettant en avant les droits accordés aux femmes. Dès la fin des années 1970, une sociologue marocaine, Fatima Mernissi, remettait en cause la validité des propos misogynes attribués au prophète Mohammed contenus dans les hadiths, le recueil des paroles et faits du prophète rapportés par ses compagnons.
Chez Wadud, le précepte religieux, central, “d’égalité absolue en tous les êtres humains” invalide les interprétations patriarcales qui sont faites. Pour d’autres auteures, les hommes et les femmes ne sont pas strictement égaux, mais ont des rôles distincts complémentaires et égaux en valeur ; la théoricienne saoudienne Nora Khaled al-Saad [en] parle d’une “égalité islamique”.
Au-delà des relations hommes-femmes, le féminisme islamique touche à d’autres domaines de la vie sociale et politique. “Les féminismes islamiques luttent contre toutes les formes de domination, qu’elles soient raciales, économiques ou patriarcales” explique Lucia Direnberger, doctorante en sociologie politique à l’université Paris VII sur le genre et la participation politique en Iran et au Tadjikistan. Contrairement aux féminismes chrétien et judaïque, le féminisme islamique a produit “un projet de société : au-delà du débat théologique, les féministes islamiques se sont emparées des questions juridiques, sociales et politiques” poursuit Lucia Direnberger.
Le féminisme islamique n’est pas apparu spontanément au début des années 1990. Dès le début du XXe siècle, le féminisme a eu des échos au Moyen-Orient. Mais les interprétations étaient alors majoritairement laïques, et venaient du sommet de l’État. L’exemple le plus frappant est celui d’Atatürk, en Turquie. Dans son ambition de modernisation, synonyme d’européanisation, il a promu un féminisme laïque, imposé par le haut.
À la même période, les puissances coloniales promeuvent un féminisme européen dans leurs protectorats, en Égypte ou au Liban. L’historienne égyptienne Leila Ahmed [en] parle de “féminisme colonial” à propos de cette première vague féministe dans les pays du Moyen-Orient. En réaction surgit un deuxième mouvement dans les années 1960-1980. Liés aux mouvements anti-coloniaux et islamistes, la deuxième vague dénonce le féminisme importé de l’Occident de la première vague.
C’est dans ces années que l’accès à l’éducation se généralise pour les femmes. Et contribue à l’émergence d’une troisième vague dans les années 1990. Ces femmes, éduquées, issues des classes moyennes, travaillent, tout comme leur mari. Elles importent le discours féministe à l’intérieur de la sphère familiale, une nouveauté par rapport aux mouvements antérieurs. Les jeunes femmes immigrées sont ballotées entre les traditions musulmanes et les aspirations égalitaires de leur pays d’accueil. Le féminisme islamique de la troisième vague nait de cet échange entre l’Occident et les pays d’origine.
Le discours est suivi d’actes. La troisième vague “fait le lien entre le niveau institutionnel, universitaire et la pratique politique” précise Lucia Direnberger. En Iran, les féministes islamiques font parti des mouvements réformateurs et militent pour une démocratisation du régime. Elles rencontrent une répression féroce, à la hauteur des espoirs qu’elles ont semés.
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Pour en savoir plus :
Crédits Photo FlickR CC Please! Don’t smile. // Wikimedia Commons
Image de Une par Marion Kotlarski pour Owni
Ce billet a été publié sur Regardailleurs, sous le titre “Une certaine idée du féminisme” et repéré par OWNIpolitics
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Féminisme (nom, m.) : ensemble d’idées politiques, philosophiques et sociales cherchant à promouvoir les droits des femmes et leurs intérêts dans la société civile. C’est une idée que j’ai tendance à considérer dans la continuité de ma conception de la personne. Féminisme, je le justifie depuis toujours par le besoin de rétablir un équilibre volé injustement. Féminisme : une évidence parce que nous sommes tous nés « libres et égaux en droits », après tout. Une évidence, oui, mais pas tant que ça.
Le premier reproche que l’on me fait quand je m’annonce féministe porte souvent sur le terme : le féminisme serait-il un nouveau machisme renversé ? Pour cela, argument très raisonnable, répondre sur le terrain de l’histoire : le féminisme n’est pas un « isme » comme les autres. Et puis si seulement le mot dérange, « soyons universalistes » (de toute façon le féminisme différentialiste a eu son temps, à présent révolu). Mais ce reproche est souvent émis par des personnes qui ont déjà réfléchi à l’égalité des sexes, pour qui c’est une évidence, une nécessité. Ce que j’entends derrière « universaliste » plutôt que « féministe » c’est la volonté de ne pas s’inscrire dans une démarche militante, mais davantage individuelle, un effet boule de neige.
Ce reproche, je l’admets tant qu’il ne cherche pas à parasiter le débat : tant qu’il ne focalise pas les idées féministes sur le terme qui les définit. Beaucoup de femmes ne s’affirment pas féministes, et parfois s’éloignent de cette appellation, mais inscrivent leur parcours dans une démarche que l’on pourrait qualifier de féministe (mais on ne le fera pas parce que chacun a le droit de choisir comment se définir).
L’autre critique assez répandue, notamment en France, s’appuie davantage sur le fond : les féministes ne seraient-elles pas des hystériques poilues et frustrées, probablement lesbiennes tant qu’on y est (considérant ainsi que l’on choisit sa sexualité) ? Là, peut-être touche-t-on le cœur du problème : qu’est-ce que le féminisme soulève pour valoir tant de reproches ? Ou plutôt : pourquoi veut-on cantonner les femmes à une place particulière ? Et si on déconstruisait méthodiquement les reproches faits (et entendus maintes fois) ?
La féministe est hystérique : on doit à Freud l’amalgame femme = hystérique, mais, aujourd’hui, dans les définitions médicales du terme (il s’agit bien d’une maladie), on ne trouve pas de référence précise au genre lié à cette maladie. Et puis l’argument est de toute façon vicié : pour tout profane, chaque militant est « hystérique » — surtout quand c’est une femme.
La féministe est poilue : à ça j’aimerais répondre « Et alors ? N’est-on pas libre de ses choix en matière d’épilation ? », mais je crains de passer pour une hystérique. Pourtant, l’épilation comme diktat est légion surtout en France : l’observation empirique permet de déterminer que n’être pas lisse dans les douches des piscines municipales n’est pas une tare à l’étranger. Par ailleurs, que signifie l’épilation ? Pourquoi la femme se devrait-elle d’être imberbe : pour l’homme ? pour la société ? La question de l’épilation divise beaucoup les femmes, on s’aime la peau douce. On nous a appris à nous aimer la peau douce. L’épilation est sans doute le symbole de la domination masculine le mieux intériorisé par les femmes. Sous-tendue par le « poilu », la question du laisser-aller des féministes : comme si une femme en jupe et en talons ne pouvait avoir des revendications égalitaires. Ou comme si un garçon manqué (écoutons les mots, ils parlent tout seuls) était automatiquement féministe. Syllogisme qui tombe dès qu’on l’établit.
La féministe est frustrée : « Elle est mal baisée » est sans doute mon expression préférée de la langue française. Un homme frustré doit « se vider », une femme frustrée doit « être baisée » : la passivité de la phrase est éloquente. Cela signifierait qu’une femme heureuse et comblée sexuellement ne pourrait avoir des idées féministes (ou des idées tout court… ?). L’homme, via son phallus, permet donc de canaliser la femme hystérique (qui s’est donc épilée pour l’occasion, si elle est délicate). Charmante conclusion. Je ne sais même pas s’il faut prendre de l’énergie pour la contredire…
La féministe est lesbienne : forcément. Frustrée de ne pas trouver d’homme parce qu’elle est négligée, la féministe doit se rabattre sur ses semblables pour trouver le bonheur. Sauf que le prémisse est déjà faux : la sexualité n’est pas choisie par l’individu, l’orientation sexuelle n’est pas un choix, plutôt une question d’ordre biologique. Par conséquent, non, toute féministe n’est pas lesbienne (et quand bien même : l’orientation sexuelle n’est pas un défaut ou quelque chose à poser comme reproche, quelle que soit la situation).
« La » féministe : certains n’envisagent pas qu’un homme puisse être féministe. J’en ai croisé lors de manifestations pro-choix, et pas qu’un. Et ils n’avaient pas le visage allongé de ces hommes qui attendent à la sortie d’un magasin que leur compagne en finisse enfin. Pour continuer dans le cliché, ils n’étaient pas tous homosexuels. Des hommes, sexuellement normés, prennent donc part au combat féministe. En effet, une féministe ne cherche pas à castrer les hommes, au contraire.
Pour finir, le reproche que je chéris sur le féminisme est celui porté par des femmes qui, bien qu’indépendantes après des études et un accomplissement professionnel certain, refusent de faire une croix sur la galanterie. Ainsi donc, il faudrait continuer à être fragiles face à ces messieurs qui sont heureusement là pour nous pousser portes et chaises. Il est également bienheureux que les hommes aient un travail, cela permet d’être invitées au restaurant. Sur ce point, il semble qu’il pourrait s’agir de choix personnels plus que de militantisme. Pourtant, je ne vois pas comment faire avancer la cause quand on se décrédibilise en se révoltant parce qu’un homme ne s’est même pas levé pour nous céder sa place dans le bus. Il y a là une incohérence nuisible.
Et encore, je n’évoque pas l’idée reçue que « chez nous, c’est gagné, plus besoin de parler de féminisme, c’est dépassé ». J’aimerais bien en passer par les chiffres des violences conjugales, affligeants, ou bien par les différences de salaire, incroyables, ou encore par les publicités éminemment sexistes (femme à la cuisine, homme dans la voiture), pitoyables. Mais je pense surtout qu’aujourd’hui, avec toutes les informations disponibles que l’on a, si on refuse d’accepter que les femmes sont discriminées, c’est que les œillères sont trop enfoncées. Le féminisme touche à quelque chose de trop intime, de trop profondément ancré dans nos sociétés pour être discuté en toute objectivité. Certains refusent simplement d’accepter qu’il y a quelque chose à voir. Comme quand on croise un sans abri : on détourne le regard, c’est tellement plus simple.
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Illustrations Flickr CC Yann Caradec, Le Monolecte et AudreyAK
]]>Le premier reproche que l’on me fait quand je m’annonce féministe porte souvent sur le terme : le féminisme serait-il un nouveau machisme renversé ? Pour cela, argument très raisonnable, répondre sur le terrain de l’histoire : le féminisme n’est pas un « isme » comme les autres. Et puis si seulement le mot dérange, « soyons universalistes » (de toute façon le féminisme différentialiste a eu son temps, à présent révolu). Mais ce reproche est souvent émis par des personnes qui ont déjà réfléchi à l’égalité des sexes, pour qui c’est une évidence, une nécessité. Ce que j’entends derrière « universaliste » plutôt que « féministe » c’est la volonté de ne pas s’inscrire dans une démarche militante, mais davantage individuelle, un effet boule de neige.
Ce reproche, je l’admets tant qu’il ne cherche pas à parasiter le débat : tant qu’il ne focalise pas les idées féministes sur le terme qui les définit. Beaucoup de femmes ne s’affirment pas féministes, et parfois s’éloignent de cette appellation, mais inscrivent leur parcours dans une démarche que l’on pourrait qualifier de féministe (mais on ne le fera pas parce que chacun a le droit de choisir comment se définir).
L’autre critique assez répandue, notamment en France, s’appuie davantage sur le fond : les féministes ne seraient-elles pas des hystériques poilues et frustrées, probablement lesbiennes tant qu’on y est (considérant ainsi que l’on choisit sa sexualité) ? Là, peut-être touche-t-on le cœur du problème : qu’est-ce que le féminisme soulève pour valoir tant de reproches ? Ou plutôt : pourquoi veut-on cantonner les femmes à une place particulière ? Et si on déconstruisait méthodiquement les reproches faits (et entendus maintes fois) ?
La féministe est hystérique : on doit à Freud l’amalgame femme = hystérique, mais, aujourd’hui, dans les définitions médicales du terme (il s’agit bien d’une maladie), on ne trouve pas de référence précise au genre lié à cette maladie. Et puis l’argument est de toute façon vicié : pour tout profane, chaque militant est « hystérique » — surtout quand c’est une femme.
La féministe est poilue : à ça j’aimerais répondre « Et alors ? N’est-on pas libre de ses choix en matière d’épilation ? », mais je crains de passer pour une hystérique. Pourtant, l’épilation comme diktat est légion surtout en France : l’observation empirique permet de déterminer que n’être pas lisse dans les douches des piscines municipales n’est pas une tare à l’étranger. Par ailleurs, que signifie l’épilation ? Pourquoi la femme se devrait-elle d’être imberbe : pour l’homme ? pour la société ? La question de l’épilation divise beaucoup les femmes, on s’aime la peau douce. On nous a appris à nous aimer la peau douce. L’épilation est sans doute le symbole de la domination masculine le mieux intériorisé par les femmes. Sous-tendue par le « poilu », la question du laisser-aller des féministes : comme si une femme en jupe et en talons ne pouvait avoir des revendications égalitaires. Ou comme si un garçon manqué (écoutons les mots, ils parlent tout seuls) était automatiquement féministe. Syllogisme qui tombe dès qu’on l’établit.
La féministe est frustrée : « Elle est mal baisée » est sans doute mon expression préférée de la langue française. Un homme frustré doit « se vider », une femme frustrée doit « être baisée » : la passivité de la phrase est éloquente. Cela signifierait qu’une femme heureuse et comblée sexuellement ne pourrait avoir des idées féministes (ou des idées tout court… ?). L’homme, via son phallus, permet donc de canaliser la femme hystérique (qui s’est donc épilée pour l’occasion, si elle est délicate). Charmante conclusion. Je ne sais même pas s’il faut prendre de l’énergie pour la contredire…
La féministe est lesbienne : forcément. Frustrée de ne pas trouver d’homme parce qu’elle est négligée, la féministe doit se rabattre sur ses semblables pour trouver le bonheur. Sauf que le prémisse est déjà faux : la sexualité n’est pas choisie par l’individu, l’orientation sexuelle n’est pas un choix, plutôt une question d’ordre biologique. Par conséquent, non, toute féministe n’est pas lesbienne (et quand bien même : l’orientation sexuelle n’est pas un défaut ou quelque chose à poser comme reproche, quelle que soit la situation).
« La » féministe : certains n’envisagent pas qu’un homme puisse être féministe. J’en ai croisé lors de manifestations pro-choix, et pas qu’un. Et ils n’avaient pas le visage allongé de ces hommes qui attendent à la sortie d’un magasin que leur compagne en finisse enfin. Pour continuer dans le cliché, ils n’étaient pas tous homosexuels. Des hommes, sexuellement normés, prennent donc part au combat féministe. En effet, une féministe ne cherche pas à castrer les hommes, au contraire.
Pour finir, le reproche que je chéris sur le féminisme est celui porté par des femmes qui, bien qu’indépendantes après des études et un accomplissement professionnel certain, refusent de faire une croix sur la galanterie. Ainsi donc, il faudrait continuer à être fragiles face à ces messieurs qui sont heureusement là pour nous pousser portes et chaises. Il est également bienheureux que les hommes aient un travail, cela permet d’être invitées au restaurant. Sur ce point, il semble qu’il pourrait s’agir de choix personnels plus que de militantisme. Pourtant, je ne vois pas comment faire avancer la cause quand on se décrédibilise en se révoltant parce qu’un homme ne s’est même pas levé pour nous céder sa place dans le bus. Il y a là une incohérence nuisible.
Et encore, je n’évoque pas l’idée reçue que « chez nous, c’est gagné, plus besoin de parler de féminisme, c’est dépassé ». J’aimerais bien en passer par les chiffres des violences conjugales, affligeants, ou bien par les différences de salaire, incroyables, ou encore par les publicités éminemment sexistes (femme à la cuisine, homme dans la voiture), pitoyables. Mais je pense surtout qu’aujourd’hui, avec toutes les informations disponibles que l’on a, si on refuse d’accepter que les femmes sont discriminées, c’est que les œillères sont trop enfoncées. Le féminisme touche à quelque chose de trop intime, de trop profondément ancré dans nos sociétés pour être discuté en toute objectivité. Certains refusent simplement d’accepter qu’il y a quelque chose à voir. Comme quand on croise un sans abri : on détourne le regard, c’est tellement plus simple.
Billet publié initialement sur Regardailleurs sous le titre Une certaine idée du féminisme
Illustrations Flickr CC Yann Caradec, Le Monolecte et AudreyAK
]]>Toutes les jambes, épilées ou non, sont donc appelées à porter une jupe aujourd’hui, pour symboliser leur refus des violences faites aux femmes. Non mais, What The Elle ?
L’adhésion à cette opération d’à peu près toute la presse féminine, d’environ 150 000 utilisatrices de réseaux sociaux, d’Isabelle Adjani (marraine de cette journée, avec un clin d’œil appuyé au film La journée de la jupe dans lequel elle s’est magistralement illustrée), de Carole Bouquet, Sophie Marceau, Agnès Jaoui (Agnès, que fais-tu là ?), Fanny Ardant, Claire Chazal, Elisabeth Badinter (Elisabeth, que fais-tu là-dedans ?), Audrey Pulvar, Amélie Nothomb, Zazie, Charlotte Gainsbourg -qui vont toutes vendre aux enchères une de leurs jupes pour financer la construction d’appartements-relais pour recueillir les femmes battues et leurs enfants, ce qui est bien sûr une bonne chose- me laisse perplexe.
Pourquoi ? Parce que…
Qu’une association, vantant l’insoumission jusque dans son titre, somme les femmes de porter une jupe me fait rire jaune. On ne combat pas la société machiste en intimant aux femmes de porter tel ou tel vêtement. Qu’on soit une femme soi-même ou pas. Qu’on prétende défendre le droit des femmes, ou pas.
J’ai beau tomber sous le coup, comme toutes les Françaises, du décret du 26 Brumaire, an IX de la République napoléonienne (1892), toujours en vigueur, qui veut que « toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la Préfecture de police pour en obtenir l’autorisation » et précise que « cette autorisation ne peut être donnée qu’au vu d’un certificat d’un officier de santé », je ne me suis jamais fait arrêter pour port outrancier de jean. Et j’ai bien l’intention que cette tolérance dure, y compris de la part des nanas, sans encourir le risque d’être blâmée pour manque de solidarité féminine.
Qui n’a jamais filé ses bas par excès de chair de poule me jette le premier flacon de vernis-à-ongles transparent.
Journée de la jupe, journée de la dinde: coincidence?
On n’est pas aux États-Unis d’Amérique, d’accord, mais on est au courant de ce qui s’y passe : or, aujourd’hui, aux USA, c’est Thanksgving, autrement dit, la journée de la dinde.
Le parallèle des titres dans les médias, Journée de la Jupe/Journée de la Dinde, n’est pas des plus délicats.
D’autres communautés, pour ne pas écrire « minorités » car les chiffres me feraient mentir, ont bien compris cela.
Comme à peu près toutes les filles de ma génération occidentale, je rêve de ce jour où toutes les femmes naîtront égales aux hommes, en droits (comme en devoirs), dans la réalité des faits, et pas seulement dans les textes de loi. Mais au risque d’en faire glousser certaines, mon rêve implique que je ne revendique pas des traitements de faveur à mon sexe, dont je ne voudrais qu’on excuse la « faiblesse » que quand ça m’arrangerait. J’en ai assez de ce paradoxe qui fait qu’on veut gagner, à travail égal, salaire égal, tout en s’offusquant qu’on ne nous tienne pas la porte. On a aussi le droit d’être cohérentes, à un moment.
On peut s’accorder sur le postulat suivant : l’avancée sociale passe aussi (surtout ?) par les symboles. Soit, pouvoir porter librement une jupe n’est pas une coquetterie. Il est vrai que j’en porte plus volontiers dans le Sud qu’à Paris, parce que c’est culturellement moins “dangereux” dans des contrées où la première explication qui vienne à l’esprit est le bon sens climatique. A Paris, si vous portez une jupe, c’est potentiellement pour inciter à regarder en-dessous… A Marseille, c’est tout bêtement parce qu’il fait chaud.
Ok, c’est vrai que j’ai souvent laissé ma mini ou ma plissée au placard pour éviter de me faire emmerder dans le métro. Mais ce qui compte le plus selon moi, c’est que j’ai le choix. Ailleurs, là où on ne l’a pas, que penserait-on de cette initiative ? Le symbole est-il assez fort pour qu’on ne rie pas jaune de ces actions de “soutien” ? J’en doute… Et vous ?
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- Article initialement publié sur Izine sous le titre ”Ni en jupe, ni soumise”
- Images CC: Sarah Korf, ExCharmCityCub, Thirteen Of Clubs, Yummiec00kies
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